Mes calculs les plus lointains le déposent il y a vingt milliards d'années, en deçà du début. Là, un homme agit sans rien atteindre, juste debout derrière mes formules. À peine une image brouillée sur un écran. À peine un murmure. Il dit : Je suis là. Je lui accorde un sourire. Il dit : La parole est un rêve. Je lui accorde ce rêve.
J'empile des milliers de mots et d'images sans jamais effleurer ce qui est en jeu.
Ce qui est en jeu ?
*
Timidement, un silence au début. Puis de grands espaces vides. Un premier pas vers l'éternité. Un deuxième. Une théorie de corps à la fois finis et infinis.
C'est peu de chose en fait.
Et Quentin plongé dans ce bain. Quentin porté par les rires, dans la démesure. Une possible démesure.
Je suis né demain. Demain c'est un chemin qui descend des collines. Tous les malheurs, tous les bruits venus des collines. Il y avait beaucoup d'histoires sans lendemain, guère plus épaisses qu'un peu d'eau, un peu d'eau sous la surface de l'eau.
*
Aujourd'hui, je charrie péniblement des histoires de masse manquante. Je grimpe, à reculons, de longues échelles logarithmiques. De frêles objets en dimension quatre me tirent sur les yeux et recréent du foutoir, des constructions dérisoires et branlantes, une brocante habitée.
Quentin se donne des allures de clown. Ou des allures de jongleur, de dompteur. Il s'agite au milieu des fauves, au milieu des formes. Et jusque derrière les sens,les jours de grand vent.
[...]
Un univers doux comme un monde sans objet. J'explore les souvenirs d'un être qui, lui-même, visitait mes souvenirs. Je suis un peu photographe, je scotche mes polaroïds sur les murs d'une chambre.
Au-delà des murs : la pluie. Un panneau de bruits légers derrière la conscience.
Un regard que mon regard fabrique. Un regard prisonnier de ce qu'il dessine, peut-être bleu - ce bleu appuyé sur une sphère mobile.
[...]
Depuis les premières secondes de l'univers, Quentin paraît très occupé à grossir, d'un grossissement fantasmatique, comme une pensée qui se gratterait de tous ses mots.
L'enfant grandit sans histoire.
Cette affaire de démangeaison, je l'imagine de l'extérieur alors que tout est dedans. Je suis dedans. Quentin se gratte de l'intérieur, les yeux tournés vers le cerveau, vers le début de la parole. Une pensée bouillonnante, informe. La peau et les nerfs flottent du côté des fictions à venir. Le bain d'une solitude royale, où jouir de sa propre chaleur suffirait encore au bonheur.
[...]
Le 27 octobre 1972, incendie rapidement maîtrisé dans une boulangerie à Beaujeu. Ce n'est pas grave.
Au hameau des Certaines, une vache met bas un veau à six pattes. On se déplace depuis les environs. Faut-il le vendre aux abattoirs ? Peut-on s'alimenter d'une telle viande ?
Vers 15h un chalutier, dans le Triangle des Bermudes, envoie des messages de détresse. Une radio allumée dans une cuisine déserte tandis qu'à l'étage on s'occupe de l'enfant. Les hommes récupérés trois jours plus tard bafouillent des histoires sans fin, comme s'ils avaient traversé, durant quelques heures, une zone saturée de fictions.L'enfant crie de bon cœur et, d'un côté ou de l'autre de l'Atlantique, les parents s'inquiètent :
"Ne veut-il pas nous dire quelque chose ?"
Patrick DUBOST,Oeuvres poétiques,tome 1,
la rumeur libre, 2012, p.75-77,79,83,85...
Commentaires